L'origine du mal !

Je dois bien admettre que ce n'est pas sans un frémissement que je prend parfois une lame neuve pour la mettre dans mon rasoir, puisque je tiens en main l'ancêtre de la cartouche multilames, l'objet qui a permis à King Gillette de carrément initier (mais un peu à son corps défendant comme on va le voir) un concept marketing qui a d'ailleurs été baptisé "rasoir et lames".

C'est ce concept qui nous "permet" d'acheter des imprimantes pas chères pour nous ruiner ensuite en cartouches, si vous voyez ce que je veux dire: l'idée générale est de capturer le consommateur avec une "plate-forme" pas chère pour lui vendre ensuite des consommables hors de prix.

Bon, évidemment, je peux me consoler en disant qu'une lame de rasoir, c'est de l'acier qui se recycle à 100%, rien à voir avec les cartouches en plastique qui coutent 20 fois plus cher, n'empêche, j'y vois l'origine du mal.

Tout ça pour vous introduire à un petit historique de ce que nous savons jusque là de l'histoire de Gillette et ses lames, en tout cas du début.

L'invention de Gillette

Fin du 19e siècle, on a le choix pour se raser entre un coupe-chou ou quelques rasoirs de sûreté, dont le Star que nous connaissons bien.

Ceci dit, le Star impose encore d'affiler ou de passe sa lame au cuir et donc s'il a réussi à résoudre le souci de la sécurité, il reste d'un usage parfois problématique pour les maladroits.

Ce que Gillette apporte c'est ceci:
1. des lames très fines, produites à moindre prix avec peu de matière, et qui peuvent donc être vendues à tellement bas prix qu'on peut les jeter quand elles sont usées.
2. un rasoir qui tient fermement la lame de telle façon que malgré sa finesse, elle est rigide et permet de se raser.
L'idée géniale est bien dans l'ensemble des deux éléments.

Première période: 1904-1917

1904: les rasoirs et les lames Gillette sont lancés. Pour 5 dollars, on acquiert le rasoir et 12 lames, supposées être suffisantes pour un an de rasage. Un pack supplémentaire de 12 lames coute 1 dollar.



Des brevets protègent tout: le rasoir, la lame, bref, Gillette est bétonné....sauf qu'il n'a pas bétonné le concept, et dès 1906, par exemple la American Safety Razor vend le Ever Ready, un rasoir avec 12 lames, pour 1 dollar. Puis Gem, qui vendait depuis longtemps un rasoir de sûreté, lance le Gem Junior, dans la même zone de prix.

De cette façon, la compétition offrait une vraie alternative avec un coût de changement bas, mais sans pouvoir bien entendu copier le système Gillette.

Gillette peut donc, sans véritable crainte, maintenir son prix assez élevé jusqu'à la fin de ses brevets de 1904, c-à-d 1921. Il dut même faire face à certaines tentatives de purement et simplement copier ses lames, mais réussit à éliminer cette concurrence là. Ainsi, en 1917, Gillette rappelle à ses acheteurs:



Traduction: l'achat du rasoir vous accorde une licence pour utiliser le rasoir uniquement avec des lames Gillette. Utiliser d'autres lames est une violation de la licence dont l'acheteur accepte les termes du fait de l'achat.

En fait, à l'époque, Gillette n'applique pas vraiment la stratégie "razor and blades", mais même plutôt une stratégie inverse, dite de "reverse razor and blades", où le consommable est peu cher mais la matériel pour l'utiliser très cher. C'est par exemple la stratégie de Apple avec l'iPod et iTunes.

Gillette conservera cette stratégie jusque novembre 1921, quand les brevets de 1904 expirent.

1921: le renouvellement

Six mois avant l'expiration des brevets, Gillette commence à annoncer une nouvelle technologie, un nouveau rasoir, et un nouveau brevet.

En fait de brevet, Gillette n'avait breveté que le rasoir. Les lames étaient les mêmes. Ce "nouveau" rasoir, supposé raser 70% mieux (selon quel critères?) était vendu 5 dollars, tandis que l'ancien (le brownie) était vendu 1 dollar.

De cette façon, Gillette se positionnait toujours sur le haut du marché tout en coupant l'herbe sous le pied de la compétition qui attaquait par le bas. Soudain, un tas de gens qui n'avaient pu acheter de Gillette purent le faire, tandis que les clients les plus aisés achetaient le nouveau rasoir supposé être meilleur.

Gillette multipliera les rasoirs dans les années suivants, en suivant toujours cette stratégie de positionnement "sur le haut", et en faisant redescendre les rasoirs les plus vieux dans l'échelle des prix.



Ce n'était pas une mauvaise stratégie, puisque dès son lancement, l'arrivée de Gillette sur le marché des rasoirs à 1 dollar lui valut un joli succès. En effet, Gillette, qui avait vendu 2 millions de rasoirs en 1920, en vendit 4 millions en 1921.

Du côté des lames, suite à l’expiration du brevet, des lames compatibles apparurent sur le marché, dont la Rubie, mais comme le marché de ces lames explosait lui-même du fait des ventes de brownies, cela ne fit pas trop de mal à Gillette dont les ventes de lames augmentèrent exponentiellement.

La guerre des standards

Gillette n'avait pas modifié le dessin de sa lame, avec les trois trous, et il continuait à ajouter des rasoirs à la gamme en "laissant faire" la concurrence. Gillette se comportait donc, apparemment avec raison, comme s'il était l'initiateur et le détenteur du standard s’imposant à tout le monde.



Cette stratégie lui réussit un temps, mais Gillette se reposait visiblement sur ses lauriers et n'était pas prêt à contrer le coup suivant qui allait venir de Auto Strop et de son patron, Henry Gaisman.

Gaisman avait tout simplement développé une nouvelle forme de lame, qu'il avait brevetée, et avait proposé à Gillette de racheter le brevet. Gillette avait refusé et, pourtant averti du coup qui se préparait, ne fit rien.

Et donc en 1929, Gaisman lance une nouvelle marque, Probak, qui reprend en fait le concept de départ de Gillette, à savoir un rasoir et des lames propriétaires et brevetées. Mais Gaisman voit plus loin: ses lames sont compatibles avec les rasoirs Gillette, tandis que évidemment les lames Gillette ne sont pas compatibles avec les rasoirs Probak.



Comme on le voit, Probak avait quasiment fixé ce que seraient les lames dans l'avenir: entre cette lame et nos lames DE actuelles, il n'y a que très peu de différences.

On n'a pas de chiffre, mais l'attaque a du être efficace et imposer à Gillette de répondre. Gillette répondit donc en 1930, par un nouveau rasoir et un nouveau dessin de lame.



En fait, c'était visiblement la panique et Gillette faisait n'importe quoi: le nouveau rasoir était vendu 1 dollar (alors que un nouveau rasoir Gillette était toujours placé dans le marché supérieur) et en plus la nouvelle lame n'est pas brevetée (elle est marquée "patent pending").

Pire: Auto Strop annonce en avril 1930 lancer un procès contre Gillette et son nouveau dessin de lame, qui copierait celui de la Probak.

En octobre 1930, la guerre est finie: Gillette annonce qu'il rachète Auto Strop pour mettre fin au procès. Gillette aurait donc gagné ? Pas du tout. Le fait que ce soit Gillette qui rachète Auto Strop est sans doute lié à deux éléments: Gillette est plus gros, et surtout Gillette est une marque forte.

Par contre il est clair pour tout le monde que c'est Probak qui a, en 6 mois, gagné la guerre contre Gillette: après la fusion des deux sociétés, King Gillette quitte la direction de la société qu'il a fondée et Gaisman en prend le contrôle. C'est bien au vainqueur du combat que les actionnaires de Gillette confient la destinée de la société. Et avec Gaisman à sa tête, Gillette allait régner sur le rasage.

Basé notamment sur The Razors‐and‐Blades Myth(s)

Merci beaucoup pour cet article très intéressant

Cette ou ces guerre(s) industrielle(s) sont à double tranchant L'effet pervers est, en effet, de créer un besoin sans lequel le consommateur vivait fort bien ... et le côté positif est tout de même d'apporter un plus (confort, sécurité, rapidité, etc ...)


Merci encore

Très intéressant, merci.

Merci très instructif

Y a Bon ça!

Mach1

En revanche, Probak a certe gagné son procès contre Gillette mais, la marque n'a tout de même pas fait long feu.
Les mecs sont partis avec la caisse

Très instructif. Merci Mach1 !

Ah, les insomnies...

Gillette. What else?

pour ce topo supersympa

Magnifique article! Chapeau!

Un peu de culture,merci Mach 1

Super article merci
Mais je ne comprends pas de quel 'mal' auquel se réfère le titre on parle ?

En gros, les lames ont connu le même destin que les cartouches nespresso ; l'obsolescence programmée date d'avant les lames par ailleurs.

L'origine du mal, c'est une expression rapport à la société de consommation, le tout jetable, et, pour les rasoirs, le prix prohibitif des derniers multilames.

OK, c'est donc la dissociation du rasoir en une partie jetable et fixe. c'est d'autant plus ironique que maintenant, le rasoir coûte peu et le consommable de plus en plus cher (4+1 lames profilées par la nasa etc)

Très intéressant.

Massis a écrit:OK, c'est donc la dissociation du rasoir en une partie jetable et fixe. c'est d'autant plus ironique que maintenant, le rasoir coûte peu et le consommable de plus en plus cher (4+1 lames profilées par la nasa etc)

C'est ce que Mach1 explique au début de son article avec le parallèle sur les imprimantes et leurs cartouches d'encre : on appate le client avec une technologie innovante au rapport qualité-prix intéressant mais on se garde bien de lui préciser que les consommables (cartouches d'encres pour l'imprimante et cartouches multilames pour les rasoirs modernes) sont hors de prix.

Super effort, bien intéressant

Très intéressant et très instructif. L'article/mémoire universitaire a fortiori.

Garder la clientèle captive incite à régulièrement innover.

Bravo pour cet aperçu historique !

Mais ce n'est pas le fait de travailler avec des consommables qui est répréhensible en soi... plutôt celui d'abuser d'une position dominante pour carotter les consommateurs toujours plus profondément.

Merci Mach1, ce condensé historique permet de bien comprendre l'idée même du principe de client captif qui marche encore très bien aujourd'hui et dans bien des domaines...

Chapeau bas Maestro

Que voulez-vous ajouter après ça...?!
Le forum avait un photographe "attitré", il a maintenant un documentaliste hors pair!

Merci tout le monde

Je vais continuer à être attentif à ce genre d'information.

Je trouvais que le plus intéressant ici était le fait que Gillette s'était fait battre à son propre jeu par un outsider dès 1930, ce qui était passé inaperçu du fait que les deux sociétés ont fusionné, mais devient évident quand on voit que King Gillette se fait virer de sa propre entreprise et est remplacé par le patron de l'autre firme.

Je me souviens qu'on avait eu un échange sur la raison pour laquelle était apparue la fente centrale dans les lames, personne n'avait imaginé que c'était dans la plus grande précipitation que Gillette avait essayé de répondre à la concurrence et s'était lamentablement vautré.

Après 1930, faut voir, si je trouve des informations je les apporterai, mais on peut supposer qu'une fois fixée définitivement la forme de la lame, ce qui lui a sans doute donné quelques années supplémentaires de protection de ses lames par des brevets, Gillette s'est tourné vers:
- le renouvellement des rasoirs, avec la suite de Aristo, Toggle, Fatboy, Slim, Super Adjustable et autres rasoirs spécialisés (red tip, etc)
- le renouvellement des lames (mais sans protection de brevets) en les rendant plus fines, protégées contre la rouille, etc etc,
pour aboutir aux rasoir à cartouche, d'abord deux lames, invention géniale du point de vue marketing, puisque cela permet de à nouveau protéger les lames par des brevets.

Ceci dit, on peut se demander si le business model n'a pas atteint une certaine limite: chaque ajout de lame fait de plus en plus rire, il ne semble pas possible de continuer dans cette voie.

Il me souvient avoir lu que les lames inoxydables Gillette sont apparues en réponse obligée à Wilkinson qui les a introduites en premier lieu.

Mach1 a écrit:
Ceci dit, on peut se demander si le business model n'a pas atteint une certaine limite: chaque ajout de lame fait de plus en plus rire, il ne semble pas possible de continuer dans cette voie.

Il me semble avoir vu réapparaître des Sensor Excel dans les rayons, alors qu'il s'étaient raréfiés, histoire de pousser le chaland vers le haut de la gamme. Effet de la crise (il faut être présent sur tous les segments, tels les labos pharmaceutiques produisant les génériques de leurs propres originaux) ?

McKay a écrit:Gillette. What else?

oui c'est vrai que ça rappelle Nespresso...

Eux ils ont fait encore plus fort en faisant boire du café à des gens qui n'en buvaient pas avant ! Chapeau bas

Oui bon... même si je trouve le Nespresso un peu trop suave, il faut bien admettre qu'ils ont fait beaucoup pour populariser l'espresso. Il faut dire qu'en France notamment, on revient de loin en matière de café...

Alors là,

Sam D. a écrit:Oui bon... même si je trouve le Nespresso un peu trop suave, il faut bien admettre qu'ils ont fait beaucoup pour populariser l'espresso. Il faut dire qu'en France notamment, on revient de loin en matière de café...

tu dis ça parce que tu es suisse